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mardi 7 août 2012

Les espaces et les spatialités de la mémoire (2) : Le stade olympique de Sarajevo, copsatialité de deux mémoires

Affiche officielle des Jeux
olympiques d'hiver de
Sarajevo en 1984
Source : site du CIO.
Depuis quelques années déjà, les touristes réinvestissent la ville de Sarajevo. Parmi les lieux visités, le stade olympique, trace des Jeux olympiques d'hiver de 1984, premiers jeux dans un pays communiste, alors encore Yougoslavie, est un incontournable du tourisme en Bosnie-Herzégovine. Sur les traces de ce grand événement sportif qui célébrait l'entente en Yougoslavie et la réussite politique du "titisme" (mort en 1980, Tito fut l'un des principaux acteurs de la candidature de la ville de Sarajevo à ses Jeux), les touristes ne manquent pas de photographier Vučko, la mascotte des JO de 1984 devant une carte défraîchie des installations olympiques à un point de panorama donnant offrant une vue sur le stade olympique, ou d'en acheter la peluche, dont le succès est empreint de "yougonostalgie" (voir l'article de Jean-Arnault Dérens, "Balade en Yougonostalgie", Le Monde diplomatique, août 2012).

Ce tourisme retrouvé n'est pas neutre : "par leurs présences physiques, les touristes éclairent les lieux des lumières de leurs regards. Tous ne sont pas savants, pas plus qu'ils ne sont artistes ou érudits. Ils sont urbains et mobiles. Et la curiosité et l'intérêt qui les ont conduits là où ils sont, pour élire comme remarquables les lieux touristiques qu'ils fréquentent, se projettent sur eux et les modifient : la mémoire n'est pas seulement dite, elle est vue et, par ce fait, transmise. Les touristes, à leur manière, en sont donc aussi les producteurs" (Olivier Lazzarotti, 2011, Patrimoine et tourisme. Histoires, lieux, acteurs, enjeux, Belin, collection BelinSup Tourisme, Paris, p. 49). S'il n'est pas rare de voir d'anciens stades olympiques devenus lieux touristiques, celui de Sarajevo porte en lui des symboliques particulières : les destructions pendant le siège de Sarajevo (1992-1996) et le manque d'entretien des installations olympiques depuis le début des années 1990 n'en font pas un haut-lieu du tourisme "sportif".

Le lancement des J.O. d'été à Londres est l'occasion de questionner cette installation olympique devenue un haut-lieu mémoriel. Haut-lieu de mémoire pour la Bosnie-Herzégovine, pour l'ensemble des espaces post-yougoslaves, pour l'Europe, et même pour le monde : "- "avant d'apporter la torche à Londres, le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon a effectué jeudi (26 juillet 2012, la veille de la cérémonie d'ouverture des JO de Londres 2012) une course symbolique dans le stade olympique de Sarajevo, ville hôte des JO d'hiver de 1984. Brandissant une torche, Ban Ki-moon a couru aux côtés du marathonien Islam Djugum, qui avait continué à s'entraîner quotidiennement pendant la guerre de 1992-1995, mais la nuit pour échapper aux snipers. Le secrétaire général de l'ONU a déclaré qu'il porterait l'esprit de résilience et de réconciliation de Sarajevo à Londre, parce qu'il a vu une ville renaître de ses cendres et des ruines, une ville dont le pouls bat d'une "vraie vie"." ("Ban Ki-Moon court sur le stade olympique de Sarajevo", Le nouvel observateur, 26 juillet 2012).


UN Ban Ki-moon runs with
Olympic torch representation
in Sarajevo
Source : Demotix.
L'actualité médiatique revient, de temps à autre, sur la question du stade olympique de Sarajevo (à titre d'exemple, voir, en fin de billet, le court reportage proposé dans le 19.45 du 6 septembre 2010 sur M6, à l'occasion de l'arrivée de l'équipe de France de football à Sarajevo avant une rencontre contre l'équipe de Bosnie-Herzégovine, ou les photographies de la course du secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, dans le stade avec une torche symbolisant la torche olympique qui arrivera le lendemain dans le stade de Londres pour l'inauguration des Jeux olympiques d'été de 2012). On ne peut expliquer sa place dans le tourisme en Bosnie-Herzégovine par une forte médiatisation. Ce que les touristes se sont appropriés, c'est la mémoire de l'avant-guerre, de ce temps du "yougoslavisme", de l'entente entre les populations. Le stade olympique des Jeux olympiques d'hiver de 1984 est aussi un haut-lieu de la résistance des Sarajéviens, ces habitants "ordinaires", toute appartenance identitaire confondue, face aux bombardements en provenance des hauteurs de la ville depuis lesquelles les belligérants tenaient le siège de Sarajevo. Le stade olympique porte en lui plusieurs symboliques : celle d'un "avant" que Sarajevo n'a pas retrouvé (voir l'entretien audio avec Jovan Divjak pour France info : "Sarajevo n'est plus la ville multi-ethnique qu'elle était") et celle de l'efficacité géographique de la guerre inscrite dans le paysage.



Le stade olympique :
un lieu de mémoire de la "bonne entente"

Dans son article "Sarajevo : centre des Jeux olympiques d'hiver 1984", Milorad Vasovic revient sur "les conditions historiques du développement de la capitale de R.S. de Bosnie-Herzégovine", sur "l'aménagement des sites olympiques sur les montagnes encadrant la ville (qui) représente une oeuvre considérable, bien intégrée à l'environnement", sur les "améliorations dans la ville elle-même" et sur "les premières retombées économiques" (Milorad Vasavic, 1985, "Sarajevo : centre des Jeux olympiques d'hiver 1984", Méditerranée, Troisième série, tome 55, n°3/1985, pp. 51-62). Il y montre combien Sarajevo est "une ville spécifique dans l'espace et le passé yougoslave" :

- "au village de Vrelo, situé à peu de distance au sud-ouest de la ville, se trouve le centre géométrique de la Yougoslavie",

- "par ses traits essentiels de géographie urbaine et d'histoire culturelle, cette ville représente une mosaïque unique d'éléments de l'Europe occidentale, balkaniques anciens et turcs-orientaux. C'est pour cette raison qu'on dit, non sans fondement, que Sarajevo est « la ville aux plus grands contrastes de toute l'Europe »".

La cérémonie d'ouverture des J.O d'hiver de 1984 à Sarajevo :
vue générale du stade olympique
Source : Photographie d'archives, site du C.I.O.

Cet article, publié en 1985, rappelle ainsi les représentations que pouvaient avoir les Sarajéviens d'eux-mêmes, mais aussi les observateurs extérieurs sur l'identité sarajévienne. Souvent montrée comme l'aboutissement du "yougoslavisme", la ville de Sarajevo n'était pas structurée par des quartiers homogènes ou en voie d'homogénéisation, la répartition spatiale des habitants dans les quartiers résidentielles s'effectuant non par des stratégies de préférence communautaire, mais par des logiques de peuplement et des logiques foncières. Si Xavier Bougarel rappelle combien le poids des représentations pèse sur cette vision de l'identité sarajévienne avant la guerre (dans son incontournable ouvrage Bosnie. Anatomie d'un conflit (La Découverte, 1996), il montre ainsi que le nombre de mariages mixtes, s'il était plus important à Sarajevo que dans les espaces ruraux - tout comme dans toutes les villes yougoslaves -, était plus important à Vukovar ou encore à Pakrac, deux villes croates. Néanmoins, l'image et la représentation de la ville de Sarajevo l'érigeaient en "ville-modèle" de l'idée yougoslave telle que la voulait Tito, centrée sur le mot d'ordre Bratstvo i Jedinstvo ("Unité, Fraternité"), "sa devise depuis 1941 alors qu'il était à la tête de l'Armée populaire de libération des Partisans de Yougoslavie. Tout, à l'époque de la Yougoslavie socialiste, portait le nom « unité et fraternité » : écoles, ponts, places, entreprises... jusqu'à la première grande route - qui devint autoroute par la suite- qui relia Ljubljana, capitale de Slovénie à Skopje en Macédoine. Cette voie, rebaptisée à la sauce bruxelloise E70 et E75, longue de quelques 600 km et traversant désormais quatre états indépendants" (Valérie Lassus et Alain Pitton, "« Unité et fraternité » : Une utopie balkanique ?", Regard sur l'Est, 1er avril 2010).

L'homogénéisation communautaire de Sarajevo (1991-1996)
Source : Bénédicte Tratnjek, "La destruction du "vivre ensemble" à Sarajevo : penser
la guerre par le prisme de l'urbicide
", Lettre de l'IRSEM, n°5/2012,  5 juin 2012, dossier
"Les 20 ans du siège de Sarajevo : les Balkans, un laboratoire pour la pensée stratégique"

Dans cette Yougoslavie titiste où le "yougoslavisme" s'imposait progressivement (lors des recensements, environ 12 % de la population de la Yougoslavie se déclarait, pour la case "appartenance nationale", d'identité "yougoslave", c'est-à-dire que 88 % se déclarait des autres catégories : Serbes, Croates, Musulmans (entendu avec la majuscule non pour désigner l'appartenance religieuse, mais l'appartenance nationale : il s'agit des Bosniaques), Slovènes, etc. "Rappelons que la Yougoslavie socialiste distingue les concepts de citoyenneté (yougoslave) et de nationalité. Cette dernière désigne l'appartenance à l'une des six nations (narod) constitutantes - l'un des six peuples slaves du sud : Serbes, Croates, Musulmans, Slovènes, Macédoniens, Monténégrins - ou l'appartenance à une minorité nationale (narodnost) ayant un Etat de référence extérieur : Albanais, Hongrois, Turcs, Roumains, etc. ou encore l'appartenance à un certain nombre de groupes ayant ou non une inscription territoriale : Roms (Tsiganes), Juifs, Valaques, etc." (Jean-François Gossiaux, 1993, "Recensements et conflits 'ethniques' dans les Balkans", La Pensée, n°296, pp. 23-31). En créant comme nationalité (et non plus seulement comme citoyenneté) la catégorie "yougoslave", Tito prônait le "yougoslavisme", qui ne cessera de progresser d'un recensement à l'autre jusqu'aux guerres de décomposition de la Yougoslavie des années 1990 : pour l'ensemble de la Yougoslavie, elle passe de 1,7 % en 1961 à 5,4 % en 1981 (chiffres de Jean-François Gossiaux). "Cependant, le recensement de 1991 marque un retournement de tendance. L'affirmation yougoslave régresse partout, sauf en Vojvodine - région mixte par excellence" (Jean-François Gossiaux, op. cit.). Les guerres de décomposition de la Yougoslavie ont "sonné le glas" de ce "yougoslavisme", l'Etat primaire ayant explosé pour créer de multiples Etats secondaires (processus qui a été nommé "balkanisation") dans lesquels la catégorie "yougoslave" n'apparaît plus ni en citoyenneté (la 3ème Yougoslavie a disparu avec l'indépendance du Monténégro : voir Amaël Cattaruzza, 2007, "Comprendre le référendum d'autodétermination monténégrin de 2006", Mappemonde, n°87, n°3/2007).



Les espaces de la mémoire :
du "yougoslavisme" à la "yougonostalgie"


Le souvenir des J.O. d'hiver de 1984 à Sarajevo reste celui du temps de la bonne entente et le stade olympique (qui en symbole "l'âge d'or") en est le géosymbole dans la ville de Sarajevo. La stade est donc un espace d'une mémoire, celle du "yougoslavisme" détruit par la guerre. Un yougoslavisme regretté également, qui produit non seulement des lieux de mémoire, mais aussi s'inscrit dans les quotidiennetés, comme en témoigne le phénomène de "yougonostalgie", voire de "titostalgie" comme le souligne Jean-Arnault Dérens citant le néologisme proposé par le sociologue sloèvène Mitja Velikonja (Mitja Velikonja, 2009, Titostalgija. Studija nostalgije po Josipu Brozu, Mirovni Institut, Ljubljana).
Le restaurant Kaj Marsalot (« Chez le maréchal ») est une bonne adresse de Skopje, la capitale de la République de Macédoine. Les garçons accueillent les clients en uniforme de pionniers, foulard rouge noué autour du cou, et la salle est décorée de photographies de Tito. Les établissements de ce type, cafés ou restaurants, se sont multipliés dans toutes les républiques. Il y a même, à Sarajevo comme à Belgrade, des boîtes de nuit qui ont fondé leur réputation sur ce « concept » titiste. Velikonja en vient à supposer que la « marque Tito » est devenue un produit de marketing, au même titre que l’image de Che Guevara…
Il existe toujours une « Yougoslavie virtuelle ». De nombreux sites Internet proposent à l’envi photographies, vidéos ou enregistrements sonores du maréchal ou des grands rassemblements du régime. Il suffit de quelques clics pour obtenir un « passeport » de la « République socialiste fédérative de Yougoslavie », délivré par plusieurs sites, comme celui du « consulat général de la RSFY ».
Cette « Yougoslavie virtuelle » est aussi celle de certains exilés, comme l’écrivain Velibor Colic, né dans une famille croate de Bosnie-Herzégovine. Réfugié en Bretagne depuis 1993, après avoir combattu pour défendre son pays, M. Colic est apatride et rejette toute autre définition « nationale » que celle de « yougoslave ». Ses derniers livres sont écrits en français, mais les précédents l’étaient en « serbo-croate », l’écrivain refusant de qualifier sa langue de « croate » ou de « bosnienne ». Le serbo-croate ou croato-serbe n’existe plus : il a été remplacé par le croate, le bosnien, le monténégrin et le serbe, selon les appellations en vigueur dans chacune des républiques concernées. La majorité des linguistes s’entendent pourtant pour reconnaître qu’il s’agit d’une seule et même langue, malgré l’existence de variantes régionales dans la prononciation ou le vocabulaire. Prétendre aujourd’hui parler ou écrire en « serbo-croate » est donc une affirmation politique, tandis que les locuteurs ont pris l’habitude d’user de circonvolutions, évoquant « notre langue », voire la « langue maternelle ».
Le film Cinema Komunisto a été le grand succès de l’année à Belgrade. Ce documentaire évoque l’histoire du cinéma yougoslave, mais aussi la vibrante cinéphilie de Tito, qui aurait vu huit mille films au cours de sa vie. Son projectionniste privé raconte ses efforts, parfois désespérés, pour trouver chaque soir un nouveau film. Le documentaire revient sur la débauche de moyens des grands succès du cinéma yougoslave — notamment les films sur la guerre des partisans et sur Tito lui-même, qui accepta d’être incarné à l’écran par Richard Burton. Le film, triomphalement accueilli à chaque projection, est l’œuvre d’une jeune réalisatrice, Mila Turajlic, qui n’avait qu’une dizaine d’années lors de l’éclatement de l’Etat fédéral.
Jean-Arnault Dérens, "Balade en « Yougonostalgie »",
Le Monde diplomatique, août 2011, pp. 16-17.


La mémoire produit non seulement des lieux de mémoire, mais aussi d'autres types de lieux, dédiés non à la commémoration, mais aussi elle s'inscrit dans les espaces du quotidien, dans des lieux tels que les nombreux cafés Tito, ou dans les espaces touristiques, dans des lieux tels que le parc à thème Yugoland à Subotica, une ville au Nord de la Voïvodine. "Reconstruire d’une manière ludique la Yougoslavie, ce fut l’objectif de Blasco Gabric, lorsqu’il a ouvert ,en 2002, à Subotica au nord de la Serbie, une mini-Yougoslavie appelé « Yugoland », à savoir un parc thématique qui accueille les yougonostalgiques de tous les coins de l’ex-Yougoslavie. Ainsi, à l’instar de l’Atlantide engloutie, nombreux sont ces citoyens ex-yougoslaves qui cherchent cette patrie perdue, idéale et à présent délégitimée au point qu’il faut se demander si elle a véritablement existé. Même si 49 % de la population serbe pense que la création de la Yougoslavie avait été une erreur historique, 70 % regrette la dissolution de la Yougoslavie. 82 % des personnes interrogées pensent qu’ils vivaient mieux au temps de la Yougoslavie qu’ils qualifient d’État stable, influent et respecté. Questionnés par rapport à leurs sentiments quant à la Yougonostalgie, nombreux sont ceux qui répondent « Nous n’avions rien, mais nous avions tout. »" (Milica Popovic, "La Yougonostalgie : à la recherche de la patrie perdue", Regard sur l'Est, 15 avril 2012). Il n'est pas innocent de voir ce parc installé en Voïvodine, région particulièrement marquée par le pluriculturalisme avant la guerre, où le nombre de mariages mixtes (28 % environ) était nettement supérieur à la moyenne de l'ensemble de la Yougoslavie (12 % environ) (chiffres de Xavier Bougarel, 1996, Bosnie. Anatomie d'un conflit, La Découverte, Paris, p. 87).

"Yugoland", un parc à thèmes dédié à la yougonostalgie à Subotica (Voïvodine)
Source : "Serbie : la Yougonostalgie", Euronews, 1er mai 2008.





Le stade olympique :
un lieu de mémoire de la guerre

Aujourd'hui, l'imaginaire touristique est associé à cette destruction du vivre-ensemble : pour le géographe Patrick Naef, l'ensemble de l'imagerie touristique mais aussi artistique produit "une image romantique et orientaliste de cette région, l'assimilant en grande partie au feu et au sang. (...) Cette vision, certes simpliste et réductrice, tend à créer chez certains touristes un imaginaire, voire une fascination teintée d'aventure. Dans ce contexte, les lieux traumatisés par la guerre ou encore les sites symboles de la résistance sont exploités par des acteurs locaux et s'inscrivent peu à peu dans le paysage touristique de la ville et de la région" (Patrick Naef, 2012, "Voyage à travers un baril de poudre : Guerre et imaginaire touristique à Sarajevo", Via@, n°1). Si le stade olympique est un lieu de la mémoire de "l'âge d'or" de la Yougoslavie, les alentours du stade sont un paysage de guerre. Patrick Naef note ainsi que plusieurs types de cartes postales sont proposées aux touristes dans Sarajevo : "entre les cartes postales représentant les principaux sites d'intérêt de la ville, d'autres cartes postales, directement liées à la guerre des années 90, sont proposées aux badauds. Une première carte représente une réunion de l'état-major bosniaque pendant le siège (figure 1), une autre illustre la mise en terre de plusieurs cercueils (figure 2), une troisième représente quatre moments clés de l'Histoire de la ville (figure 3) : l'assassinat de l'Archiduc Franz François Ferdinand, l'age d'or de la capitale bosnienne avec l'organisation des Jeux Olympiques de Sarajevo en 1984, les cinq ans de siège de 1991 à 1995 et la période actuelle ironiquement décrite sous l’égide : « No problems »" (Patrick Naef, op. cit.).

Sarajevo, de la guerre au tourisme :
l'imagerie des cartes postales
Source : Patrick Naef, 2012, "Voyage à travers un baril de poudre :
Guerre et imaginaire touristique à Sarajevo
", Via@, n°1.


Le stade olympique est ainsi le géosymbole de cet "âge d'or" de la Yougoslavie. Rappelons l'importance du sport dans la Yougoslavie titiste. "Que ce soit au football, au basket, au hand ou au tennis, les disciplines dans lesquelles les champions balkaniques s’illustrent régulièrement sont nombreuses. Il faut dire que dans les Balkans, le sport n’est pas une question de vie ou de mort, c’est bien plus important que cela ! Il a été façonné comme un élément central de l’identité et de la culture nationale, comme un élément de fierté et de reconnaissance internationale" (Extrait de la présentation de l'ouvrage : "Les Balkans et le sport. Talents, exploits et corruption", Les Cahiers du Courrier des Balkans, n°9, juin 2010, 202 p.). Alors que les Jeux olympiques d'été de Londres 2012 ont vu les rivalités Kosovo/Serbie s'exprimer (voir Esad Kučević, "Kosovo vs Serbie : quand le sport fait les frais de la politique", Danas, 20 janvier 2007, traduit par Jasna Andjelic pour Le Courrier des Balkans, 23 janvier 2007) à travers la question de la reconnaissance de la délégation du Kosovo à ces Jeux (voir Bekim Bislimi, "Jeux Olympiques de Londres : le rêve brisé des athlètes du Kosovo", Radio Free Europe, 7 juillet 2012, traduit par Stéphane Surprenant pour Le Courrier des Balkans, 25 juillet 2012), le sport reste un point central de la "yougonostalgie", autour de cet "âge d'or" où les exploits sportifs des équipes yougoslaves imposaient l'idée titiste Bratstvo i Jedinstvo ("Unité, Fraternité") à l'ensemble de la Yougoslavie réunie sous le même drapeau pour encourager des sportifs à l'identité commune, mais aussi à l'ensemble des observateurs extérieurs. Aujourd'hui, les frontières issues de la décomposition de la Yougoslavie se traduisent non seulement par l'éclatement en de multiples délégations sportives pour les rencontres internationales, mais aussi dans les rencontres sportives locales devenues des temps-événements où les rivalités intercommunautaires sont mises en scène (à ce propos, voir le billet du 11 septembre 2009 : "Sport, violence, politique et processus de paix dans les Balkans"). Le stade est bien cet "atlas social", ce "haut-lieu symbolique" et cet "atlas politique" (Claude Mangin, 2001, "Les lieux du stade, modèles et médias géographiques", Mappemonde, n°64, n°2001/4, pp. 36-40), cette "carte de la ville en réduction" (Christian Bromberger, 1989, "Le stade de football : une carte de la ville en réduction", Mappemonde, n°1989/2, pp. 37-40) dans laquelle sont mis en scène l'entente comme les rivalités sociales, culturelles et politiques.


Nenad Markovic, basketteur professionnel
Source : Eloïse Bollack, Souviens-toi Sarajevo, photographies présentées au Festival d'Arles 2009.


Les touristes, par leur présence, sont des "modificateurs d'expériences", c'est-à-dire que des aménagements sont prévus pour leurs "circuits". Le stade olympique participe de l'aménagement d'un circuit de tourisme de mémoire. Mais il est aussi associé au tourisme de guerre : les destructions de stade subies pendant le siège de Sarajevo (1992-1996) sont, pour certaines, toujours visibles. Mais surtout, les alentours du stade olympique sont un paysage de guerre : en effet, les espaces vides qui se trouvaient aux abords du stade se sont progressivement, pendant le siège de la ville, transformés en cimetières, où les tombes rappellent l'efficacité géographique de la guerre sur la ville de Sarajevo. Le stade n'est pas seulement un lieu de mémoire de la période yougoslave, il est aussi devenu un haut-lieu de la guerre, ancrée dans le paysage comme dans les quotidiennetés (voir les billets sur l'urbicide et l'article "La destruction du « vivre ensemble » à Sarajevo : penser la guerre par le prisme de l’urbicide", Lettre de l'IRSEM, n°5/2012, 6 juin 2012.

Deux mémoires pour un même espace :
- celle du temps révolu de la Yougoslavie, moteur de la "Yougonostalgie" dans les espaces du quotidien,
- et celle de la guerre, dont les traces se sont ancrées dans le paysage.

Cimetière du stade olympique. Partie orthodoxe 2001 / Partie musulmane 2006
Source : Lionel Charrier, Bosnie 2001/2006. Sarajevo, 10 ans après les accords de Dayton,
Agence photographique M.Y.O.P, juin 2006.


Pour terminer, autour de la question du touriste modificateur d'expériences et du poids des représentations touristiques dans la construction d'un tourisme de mémoire et d'un tourisme de guerre (à ce propos, voir le site de l'ADRETs, Association pour le Développement de la Recherche et des Etudes sur les TourismeS ; la revue Téoros, Revue de recherche en tourisme ; et la revue Via@, Revue internationale interdisciplinaire de tourisme), voici la vidéo d'un extrait du 19.45 de M6 consacré à l'arrivée des joueurs de l'équipe française de football masculin à Sarajevo quelques jours avant une rencontre contre l'équipe de Bosnie-Herzégovine. Le regard des médias est un prisme, parfois aveuglant, qui donne néanmoins à voir l'importance de la symbolique des lieux : il est rare que les déplacements des Bleus, après le reportage "traditionnel" sur leurs conditions physiques et mentales, donnent lieu à un micro-reportage sur l'histoire et les symboles du stade où se déroulera la rencontre sportive. Pourtant, quand il s'agit du stade de Sarajevo, les symboles ne peuvent qu'être évoqués !


Sarajevo : un stade chargé d'histoire
Extrait du 19.45 du 6 septembre 2010, M6.



A lire pour aller plus loin :


Comprendre le contexte en Bosnie-Herzégovine :
Xavier Bougarel, 1996, Bosnie. Anatomie d'un conflit, La Découverte, Paris, 175 p.


Sur le stade olympique de Sarajevo :
Milorad Vasavic, 1985, "Sarajevo : centre des Jeux olympiques d'hiver 1984", Méditerranée, Troisième série, tome 55, n°3/1985, pp. 51-62.


Sur les espaces de mémoire, la ville et la guerre :



Sur la yougonostalgie :

Sur le sport et la politique dans les Balkans :


Sur le tourisme de mémoire et la guerre :

Les journaux Scoop.it de Géographie de la ville en guerre sur ces sujets :

"Géographie du sport" sur la dimension spatiale des sports, des pratiques sportives et des aménagements sportifs (123 ressources sélectionnées au 7 août 2012).

"Géographie des Balkans" : articles, ouvrages, recensions, numéros de revues, vidéos, conférences... sur l'approche spatiale comme éclairage des enjeux dans les Balkans (68 ressources sélectionnées au 7 août 2012).


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