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samedi 27 décembre 2008

Les camps dans la région d'Abéché (2) : la militarisation de la ville


Revenons sur cette idée d' "encampement" dans la ville d'Abéché et sa région environnante, affectée indirectement par les tensions géopolitiques internes et externes. L'anthropologue Michel Agier a montré combien les camps de réfugiés étaient des espaces construits dans l'urgence dans lesquels s'organisait une vie urbaine d'un type particulier, définie par l'enclavement de ses habitants ("De nouvelles villes : les camps de réfugiés. Eléments d'ethnologie urbaine", Annales de la recherche urbaine, n°91, pp. 128-136) et des espaces "mouvants" : "avec les déplacements de population, les espaces de frontière et les camps forment une réalité mouvante dans l'espace, mais aussi « liquide » dans sa substance - au sens où le sociologue Zygmunt Bauman parle d'une « modernité liquide », instable et incertaine, dans le monde d'aujourd'hui (Zgymunt Bauman, Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press, 2002). Camps et zones de frontière sont exemplaires jusqu'à l'excès de cette liquidité, voire d'une certaine « plasticité » si l'on s'en tient au sens strict de la matière qui prévaut dans l'édification des camps : tentes, bâches, cuves, etc., faites de toiles plastifiées. Ce sont des espaces de la mobilité" (Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, collection Bibliothèque des savoirs, Paris, 2008). Les camps de réfugiés sont des espaces clos construits dans l'urgence avec une "durée de vie" initialement limitée (certains s'ancrent dans la durée, comme l'a montré le géographe Mohamed Kamel Doraï dans sa thèse intitulée Les réfugiés palestiniens au Liban. Une géographie de l'exil, CNRS Editions, collection Moyen-Orient, Paris, 2006, 256 pages). Mobilité des camps et confinement de leurs populations sont donc 2 caractéristiques de ces espaces politiques d'un type particulier.


Avec l'intervention d'armées extérieures, les camps militaires répondent de problématiques spatiales similaires, bien que leurs objectifs politiques soient très différents. Tout d'abord, leur implantation modifie profondément les logiques territoriales et les équilibres sociaux aux alentours. De plus, ce sont des "espaces-forteresses" pour les habitants, des enclaves dans lesquelles le seuil ne peut être franchi que par les personnes autorisées. Le seuil devient alors une séparation, une discontinuité spatiale transformée en véritable barrière infranchissable pour les locaux, tandis que ce même seuil est un passage pour les militaires. Ces espaces sont totalement appropriés au point d'échapper à la souveraineté locale. La problématique ouverture/fermeture est donc primordiale pour comprendre cet encampement. Enfin, on constate une différence notable entre les différentes localisations et temporalités des missions militaires quant à l'enclavement des militaires eux-mêmes. Certains camps sont ainsi établis au coeur des zones dangereuses et instables. D'autres sont volontairement éloignés des zones de combats, soit pour être des bases arrières (soutien logistique et humain), soit pour permettre un désengagement progressif (la souveraineté - représentée par les pouvoirs policiers et militaires - est ainsi rendue aux autorités locales qui reprennent en charge la protection du territoire et des populations). La forme, la localisation et l'organisation de ces différents camps changent en fonction de leurs objectifs. Les militaires peuvent ainsi s'approprier une zone autour d'un haut-lieu de la violence pour installer un check-point : Les infrastructures pré-existantes sont alors utilisées afin de servir la mission de protection et d'anticipation sur les violences. Par contre, la plus grande partie des militaires sera logé dans un camp militaire construit pour l'occasion (construction ex-nihilo) ou transformé (réappropriation d'infrastructures, le plus souvent publiques, tels que les casernes, mais aussi des établissements scolaires abondonnés, des hôpitaux délaissés...). Quelque soit l'étendue et l'objectif de ces différents territoires militaires, ils ont pour point commun d'être conçus comme des territoires clos. Seuls les militaires et les personnes autorisées peuvent y pénétrer. Par contre, les militaires (à l'inverse de la population des camps de réfugiés) sont amenés à sortir du camp. Leurs espaces pratiqués relèvent tout d'abord d'une mise en réseau entre les différents territoires militaires. Mais également, les militaires peuvent mettre en place (en fonction des objectifs déterminés dans le mandat pour chaque mission) un quadrillage sécuritaire de l'espace, et ce à partir des camps militaires, qui constituent ainsi des centralités dans l'espace pratiqué par les militaires extérieurs venus intervenir sur un théâtre d'opérations.




Le camp des étoiles à Abéché

Il s'agit du plus grand camp militaire de l'EUFOR Tchad / RCA (République Centrafricaine). Une telle implantation n'est pas sans conséquences pour la ville d'Abéché qui a déjà vu l'afflux des humanitaires ces dernières années : "la guerre qui oppose depuis 2003 des mouvements rebelles du Darfour à l'armée soudanaise et à des milices arabes a provoqué l'afflux dans l'est du Tchad de 200 000 réfugiés hébergés dans douze camps. Abéché est devenu en quelques mois le centre d'une opération humanitaire d'envergure : une trentaine d'ONG et d'agences de l'ONU y emploient 3 200 Tchadiens (selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés en mai 2005). L'immigration dans la ville entraîne une forte inflation et des difficultés de logement pour les plus modestes" (Johanne Favre, "Abéché, porte de l'Orient", Atlas du Tchad, Les Editions Jeune Afrique, collection Atlas de l'Afrique, Paris, 2006, pp. 54-55). La présence massive d'une force militaire étrangère participe des mêmes phénomènes. Premier principe : l'appropriation exclusive d'un espace dans lequel les autorités locales perdent toute souveraineté. En effet, le camp militaire relève d'une appropriation à la fois spatiale et juridique. Mais également, cette présence a des conséquences économiques et sociales sur l'ensemble de la ville d'Abéché. Si les infrastructures urbaines influencent l'isntallation des militaires dans les villes où ils interviennent (selon la mission attribuée aux militaires, les camps sont installés en prenant en compte les différents éléments de la structure urbaine : espaces "vides" / espaces "pleins" ; présence de zones dangereuses, de zones à protéger, de zones sans intérêt stratégique...), la présence des militaires ont, en retour, une action sur le milieu urbain. D'une part, la vie quotidienne des habitants aux alentours des camps est rythmée par cette présence : certains sont employés dans les camps (cuisine, ménage, entretien des infrastructures...) et possèdent ainsi un niveau de vie réhaussé. D'autres profitent de la présence des militaires comme d'un marché de consommateurs à fort pouvoir d'achat (comme le montrent les photographies du marché organisé autour du camp des étoiles à Abéché, sur le blog d'Isabelle Bal consacré au Tchad). Cette présence modèle ainsi les quartiers alentours en leur offrant des emplois et un marché de consommateurs qui créent une économie temporaire fort appréciée dans les quartiers populaires, surtout au vu des difficultés persistantes dans la ville d'Abéché. Si le camp militaire est un espace approprié par une souveraineté étrangère, il n'en reste pas moins une infrastructure de et dans la ville d'Abéché qui se traduit par un remodelage de l'économie micro-local. Néanmoins, le statut temporaire et mouvant de tels camps ne permet pas aux quartiers concernés de développer une réelle économie de substitution durable et efficace au moment du démentèlement des cemps militaires (on retrouve là des problématiques qui sont également évoquées dans les débats concernant la nouvelle carte militaire et la fermeture de sites militaires en France et les impacts pour les municipalités concernées, notamment en termes économiques, avec le départ d'un marché de consommateurs et une communauté de citoyens très important). Fin septembre 2008, on dénombre ainsi 1 300 soldats au camp des étoiles. Néanmoins, la présence des militaires n'est pas acceptée avec facilité par la population locale. D'une part, la présence des militaires ne bénéficie qu'à une partie de la population (d'un point de vue économique) ; d'autre part, les militaires ne sont pas un marché aussi prometteur que les populations locales auraient pu l'espérer. L' "encampement", s'il n'est pas aussi extrême que celui des habitants des camps de réfugiés, pose ici des limites : les militaires sont assignés d'une mission qui maintient une distance très nette entre la vie locale et leur propre vie. Les apports économiques de cette présence sont donc limités (la nourriture des ordinaires, par exemple, provient en très grande partie des pays "fourniseurs" en militaires), mais suffisamment conséquents pour modifier la perception des habitants des alentours très proches.









Reportage L'EUFOR dans le bourbier tchadien (France 24 - 12 mars 2008)






Les milices dans la ville

La militarisation de la ville d'Abéché se traduit également par la présence de groupes armés locaux. L'année 2008 a été marquée par les violences internes au Tchad. Les milices qui défient l'autorité étatique s'ancrent dans les espaces périphériques du Tchad. L'Est du Tchad est une région particulièrement instable, puisque cette région sert de zone-refuge pour les rebellions. La déstabilisation de la région est donc le fruit de la convergence entre des tensions internes (groupes armés) et les conséquences des tensions externes (réfugiés provenant du Darfour voisin). Cette militarisation procède d'un double mouvement : l'arrivée et le déploiement d'une force armée extérieure, et la militarisation de partis politiques ou de communautés à l'intérieur du pays. Dès 1965, des rebellions se sont organisées dans les périphéries du Tchad, remettant en cause la souveraineté du pouvoir central. Plusieurs épisodes de violences déchirent le pays depuis cette date (1965, 1979-1982, 1984, 1992-1993, 1997-2002, avril 2006, février 2008).

L'année 2008 a été particulièrement troublée dans l'Est du Tchad, touché par les violences miliciennes, notamment en février 2008 et en juin 2008. La proximité de la frontière avec le Soudan fait d'Abéché à la fois une ville-refuge et une ville-cible. Une ville-refuge pour les rebelles provenant du Darfour voisin et pour les populations provenant des zones rurales touchées par les violences des rebellions tchadiennes. Elle est une ville-cible à plusieurs titres : tout d'abord, parce que par sa localisation, elle se retrouve au coeur d'une zone-tampon entre le Soudan et le Tchad. De plus, parce qu'elle est l'objet des convoitises des rebelles internes, en tant que symbole local de l'Etat dans l'Est du Tchad (par la présence d'administrations qui sont autant de géosymboles du pouvoir étatique dont la souveraineté est remise en cause par les rebelles). Enfin, par la médiatisation de cette ville et des événements qui s'y déroulent : communauté internationale, humanitaires, journalistes... tous se retrouvent à Abéché de sorte qu'ils rendent la ville "visible". Il est donc important, pour faire passer un message politique et/ou psychologique par le biais des images, de prendre en compte la présence des internationaux à Abéché.

Ainsi, trois sortes de forces armées se retrouvent à Abéché, point stratégique pour le contrôle disputé de l'Est du Tchad : les forces internationales, les formes armées régulières et les forces miliciennes. Sans que les combats ne se déroulent dans la ville, celle-ci, par sa localisation et par ses symboles, entre directement dans la guerre et dans la guérilla, dans la mesure où elle est transformée par l'arrivée de populations nouvelles (réfugiées et militaires) et par son passage de "ville ordinaire" à "géosymbole médiatique".

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