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mercredi 29 octobre 2008

Espaces des combattants et espaces militaires à Mitrovica (3) : la démarche en géopolitique urbaine


La démarche en géopolitique urbaine

Comme le rappelle Olivier Kempf, dans son blog Etudes géopolitiques européennes et altlantiques, la géopolitique analyse les rivalités de pouvoir sur des territoires, selon la définition du géographe Yves Lacoste. Cette analyse tient compte des représentations contradictoires dont ces logiques de rivalités sont l'objet, et de leurs diffusions. "Or, c'est précisément dans le cadre de la prise en compte de rivalités de pouvoir que l'étude des représentations prend son sens, car l'intérêt des représentations est qu'elles aboutissent à des comportements, voire des stratégies. Les rivalités de pouvoir sont, elles, susceptibles de conduire à l'élaboration de politiques politiques publiques. Ces rivalités peuvent porter sur des conflits entre villes, entre villes et banlieues, ou au sein d'une même ville entre des forces rivales pour le contrôle politique, économique ou social d'un même territoire" (Frédérick Douzet, 2007, La couleur du pouvoir. Géopolitique de l'immigration et de la ségrégation à Oakland, Californie, Belin, collection Histoire & Société, Paris, p. 21). Le temps court de la guerre remet en cause avec brutalité les différents équilibres entre les acteurs de la ville. Les rivalités de pouvoir trouvent là leur paroxysme, et les conséquences de la violence s'ancrent dans les logiques territoriales. Olivier Kempf souligne ainsi que "le territoire changeant, les déterminants de la géopolitique évoluent en conséquence". La ville se fragmente en de multiples micro-territoires, chacun contrôlé par un groupe. De nouveaux territoires et de nouveaux acteurs remodèlent ainsi les logiques et les processus géopolitiques.



Rivalités de pouvoir dans la ville de Mitrovica : la bataille des noms et des symboles

La guerre est marquée à la fois par la remise en cause des équilibres politiques et sociaux précaires dans la ville de Mitrovica, l'émergence de nouveaux acteurs politiques internes (tels que l'UCK et les groupes armés serbes) et le déploiement de la présence internationale sous diverses formes (ONU, OTAN, OSCE, ONG...). Les rivalités de pouvoir dans la ville de Mitrovica sont marquées dans le paysage urbain, notamment à travers l'utilisation de la toponymie, et ce dès avant le déclenchement de la guerre. Alors, prévalait une double indication serbe et albanaise pour les panneaux les plus importants (les autres, notamment les petites affiches publicitaires étaient inscrites en une seule langue). L'importance du nom écrit en plus gros et au dessus de l'autre témoignait du rapport de force entre les communautés. Au Nord de l'Ibar, les noms serbes s'imposaient au-dessus des toponymes albanais, et inversement au Sud de l'Ibar. Ce qui peut paraître anecdotique, est en fait révélateur des rivalités de pouvoir qui fragmentaient la ville de Mitrovica, avant le déclenchement du conflit. Ainsi, Mitrovica était une ville fortement divisée : chaque quartier - serbe au Nord et albanais au Sud - défendait son identité communautaire. Loin du cas de villes comme Sarajevo ou Mostar (en Bosnie-Herzégovine), les communautés majoritaires serbes et albanaises vivaient côte à côte et non ensemble.

Néanmoins, on trouvait dans cette ville d'avant-guerre quelques poches de minorités serbes au Sud de l'Ibar (surtout autour des églises ortohodoxes), albanaises au Nord. Dans ces rivalités de pouvoir pour le contrôle de quartiers urbains, les petites minorités n'avaient que peu de place. Les Roms constituaient la population la plus mal "lotie" : refoulée dans un quartier entouré de no man's land et installé dans une zone insalubre, cette communauté n'a pas accès à l'éducation, au commerce, au marché du travail... L'ancien quartier rom constituait donc une véritable enclave. Dans les luttes pour le pouvoir de la ville, personne ne se préoccupait de ce quartier : son appropriation et son contrôle n'étaient pas disputés par les acteurs politiques de la ville de Mitrovica. Ainsi, malgré sa centralité spatiale (l'ancien quartier se situait à l'Ouest sur la rive Sud de l'Ibar, à proximité du pont), ce quartier constituait une marge non seulement sociale mais aussi politique. Les autres petites minorités vivaient dans des "poches" de peuplement mixte. Ainsi, les Trois Tours sur la rive Nord, à l'Ouest du Pont, et le quartier surnommé "Petite Bosnie" abritaient un peuplement mixte. Dans les Trois Tours, les voisins cohabitaient, échangeaient des conversations, mais cette convivialité s'arrêtait "net" une fois passée le seuil des immeubles pour entrer dans l'espace public, dans la rue. La guerre du Kosovo a été de courte durée (si on la compare à la guerre civile qui déchira les communautés à Belfast ou à celle de Beyrouth...). Elle s'est pourtant rapidement ancrée dans l'espace, en poussant au maximum cette logique d'homogénéisation des quartiers. Si l'on reprend le cas des Trois Tours, on constate que ce processus dû à la peur de l' "Autre" s'est installé même à l'échelle de 3 immeubles. Les Tours autrefois multiethniques ont été l'objet de déplacements, d'échanges de logements entre les habitants, de sorte qu'elles se sont elles-mêmes "communautarisées". Cette homogénéisation à l'extrême se traduit dans l'espace urbain d'après-guerre.

Au Nord de l'Ibar, les panneaux sont écrits en langue serbe et en alphabet cyrillique. Aux entrées du Nord de la ville, on découvre que l'on est à "Kosovska Mitrovica", nom serbe. Au Sud, on se trouve à "Mitrovicë", nom albanais de la ville. Cette "bataille de l'affichage" ne se retrouve pas seulement à Mitrovica, elle est souvent le fait des villes en guerre et dans les villes de l'après-guerre, comme le démontre un des articles de Michael Davie sur Beyrouth, "Les marqueurs de territoires idéologiques à Beyrouth (1975-1990)", montrant l'importance de l'analyse de ces signalétiques matérialisées distinguant ainsi "mon territoire à moi" de celui de l' "Autre", un "Autre" jugé alors indésirable dans cette lutte pour l'appropriation de territoires communautarisés. Les rivalités de pouvoir entre les acteurs de la ville s'expriment alors à travers le paysage urbain, qui est pris comme "cible" de cette confrontation. Un tel marquage des quartiers-territoires permet non seulement de délimiter les territoires, mais aussi d'avoir un impact sur les représentations spatiales des populations : les minorités dans un quartier perçoivent d'autant plus la dangerosité de leur situation. Cela se ressent sur leur espace pratiqué qui se réduit d'autant plus que ces marqueurs sont visibles et perçus comme des actes d'appropriation. A l'inverse, la population majoritaire dans le quartier ressent un sentiment de protection et de légitimité à vivre dans ce quartier-territoire. Les espaces publics deviennent alors des hauts-lieux de la confrontation et de la rivalité dans cette appropriation des quartiers. On observe ainsi la diffusion, en "tâche d'huile", de tels marqueurs (avec, par exemple, en février 2004, à la veille d'une montée de violence entre les 2 communautés majoritaires, la "floraison" d'affiches de Slobodan Milosevic au Nord de l'Ibar et de calendriers de l'UCK, officiellement démantelé, au Sud) à partir de noyaux miliciens. Cette prégnance des affichages idéologiques montre combien les rivalités entre communautés ne se sont pas arrêtées avec la fin de la guerre, même si les moyens utilisés par les différents acteurs ont changé.



Luttes de pouvoir et luttes pour le territoire : le jeu des acteurs locaux

Pendant la guerre, l'objectif pour les habitants de Mitrovica est de protéger son territoire contre l'intrusion de l' "Autre". Par la suite, s'approprier la ville de Mitrovica est un enjeu fondamental dans la guerre psychologique. On peut se demander si la ville de Mitrovica constitue aujourd'hui une ville ou plutôt 2 villes distinctes, tant le jeu des acteurs politiques cherchant à marquer les quartiers-territoires d'une identité rejetant l' "Autre" s'est ancrée dans l'espace urbain. Nénamoins, on assiste également à la poursuite de la lutte pour les territoires : en effet, l'extrême-Nord de la ville de Mitrovica est progressivement occupé par des Albanais. Ceux-ci s'installent autour des cimetières musulmans. Mais, bien plus qu'un symbole de la différenciation religieuse, il s'agit surtout d'une lutte pour le contrôle de Mitrovica. En effet, la ville toute entière est un géosymbole : celui qui s'appropriera la ville dans son ensemble sera le réel "vainqueur", puisqu'il imposera son identité, son contrôle et sa volonté politique. L'espace est alors l'objet de tous les "désirs" : son contrôle est une finalité symbolique, un message politique, une réelle victoire. La question de la durabilité de la ville pose alors des enjeux complexes et multiples : quelle identité pour cette ville (le choix du nom sera ici très symbolique) ? Quelle économie (le complexe industrialo-minier de Trepca est, à ce jour, toujours hors de fonctionnement : ses installations sont plus qu'obsolètes et polluantes. Mais, une question se cache derrière cet aspect matériel : avant la guerre, le complexe industrialo-minier fonctionnait grâce à une complémentarité des communautés : les équipes n'étaient certes pas mixtes, mais les savoir-faire se complétaient de sorte que des équipes d'ingénieurs serbes formés à Belgrade permettaient à des équipes d'ouvriers albanais d'obtenir un rendement limité, mais qui nourrissait l'ensemble de la ville en créant un certain pouvoir d'achats). Force est de constater que la question économique ne se pose parmi les acteurs politiques de Mitrovica, concentrés sur la question de l'identité de la ville, et sur les rivalités entre communautés. Pourtant, l'inactivité des populations est un problème fondamental pour les autorités de la ville. La question des réseaux criminels et de leur volonté de maintenir le chaos dans la ville pour asseoir leur trafic. Par conséquent, la question identitaire cristallise les tensions entre les communautés, mais aussi elle occulte les problèmes profonds du fonctionnement et de la durabilité de cette ville. Les acteurs politiques en charge du fonctionnement politique de Mitrovica pérénisent cet échec en concentrant leur attention sur la question des rivalités de pouvoir intercommunautaires. Pourtant, la (ré)conciliation (peut-on réellement parler de réconciliation là où il n'y avait pas de conciliation avant la montée des tensions, juste une ignorance de l' "Autre" ?) passe par le rétablissement d'une économie urbaine saine et durable. Maintenir cette précarité sociale est le meilleur moyen d'empêcher les populations d'accepter la présence de l' "Autre" et de les rendre plus sensibles à des discours extrémistes rejetant la responsabilité de la pauvreté urbaine sur la présence de l' "Autre".



La présence de la communauté internationale à Mitrovica : géopolitique d'une gestion de crise urbaine

L'impact de la présence internationale à Mitrovica a été analysé en détail par le géographe Yann Braem dans son article "Mitrovica/Mitrovicë : géopolitique urbaine et présence internationale" (Balkanologie, volume VIII, n°1, juin 2004, pp. 73-104). Quelques éléments d'actualisation : l'indépendance du Kosovo auto-proclamée par la communauté albanaise le 17 février 2008 pose de nouveaux défis pour la communauté internationale. La question de la frontière vécue entre l'aire de peuplement serbe et l'aire de peuplement albanaise, matérialisée par la rivière Ibar dans la ville de Mitrovica, marque l'intervention de la communauté internationale, qui elle-même répond par une action territorialisée en fonction de cette ligne de fracture. En effet, si l'on s'attarde sur le cas des ACM (actions civilo-militaires, missions humanitaires à des fins militaires), on constate que très rapidement le déploiement différencie 2 espaces : les ACM-Nord (agissant dans l'aire de peuplement serbe) et les ACM-Sud (dans l'aire de peuplement albanais). Jusqu'à l'autoproclamation de l'indépendance, l'action de la communauté internationale était double : d'une part militaire et policière (avec le déploiement de la KFOR sous mandat otanien, et de la MINUK sous mandat onusien) et diplomatique (avec la question du statut futur du Kosovo). Cette dualité de l'action se traduit matériellement dans l'espace urbain de Mitrovica. Ainsi, "la stratégie de la communauté internationale [ici, avant l'indépendance] reste officiellement le statu quo, en dépit des avancées significatives réalisées vers l'indépendance. [...] Et de ce point de vue, les questions territoriales traduisent le glissement, à travers des conflits sur le terrain, de représentations qui ne sont ni discutées, ni ouvertement débattues. En effet, ce statu-quo imposé ne signifie pas que les projets géopolitiques aient été abondonnés, Mitrovica/Mitrovicë restant l'un des points de confrontation de ces projets antagonistes. Plus encore, il semble que le statu-quo actuel encourage la poursuite de ces objectifs par d'autres moyens, plus insidieux que la discussion. Les stratégies de harcèlement dont se rendent coupables les extrémistes serbes tant qu'albanais obéissent aux mêmes logiques géopolitiques d'appropriation violente d'espaces géographiques plaçant les populations et leur localisation au coeur même du conflit, comme enjeux géopolitiques, à l'instar des opérations militaires serbes visant à vider le territoire du Kosovo au printemps 1999" (Yann Braem, op. cit., pp. 102-103). La présence de la force internationale n'empêche pas l'homogénéisation continue de chaque quartier de la ville. Au contraire, on assiste même à un renversement du nettoyage ethnique, sur un mode passif. Les moyens sont plus suggestifs qu'actifs, mais le résultat est le même : l'instauration d'un sentiment de peur (voir "Le nettoyage ethnique à Mitrovica : interprétation géographique d'un double déplacement forcé"). Aujourd'hui, de nombreuses questions restent en suspens : quelle place et quel rôle pour la présence internationale ? Quelles formes prendre-t-elle ? Quelle souveraineté pour les acteurs locaux et les acteurs internationaux dans la ville de Mitrovica ? Si ces questions sont occultées par une actualité internationale très mouvementée, elles posent néanmoins la question, au-delà de l'échelle de la ville de Mitrovica, de la présence internationale au Kosovo, mais également du rôle de l'interventionnisme international dans l'ensemble des Balkans. Autre question en suspens : les conséquences indirectes de l'indépendance du Kosovo. Selon un jeu de dominos, l'indépendance du Kosovo a "ré-activées" d'autres revendications : celles des Serbes du Kosovo demandant leur rattachement à la Serbie bien sûr, mais également celles des Albanais du Sud de la Serbie, des Albanais du Nord de la Macédoine, et par "ricochets" les autres minorités de Macédoine, les Serbes de Bosnie-Herzégovine... On part de la situation d'une ville d'environ 80 000 habitants pour arriver à l'échelle balkanique. La gestion de la crise à Mitrovica dépasse la question de la ville pour impliquer l'ensemble du Kosovo ; et la question du Kosovo dépasse également ce petit territoire de 10 887 km² pour "grignoter" sur l'ensemble des Balkans. La gestion de la crise par la communauté internationale semble passer par une politique de l'urgence : on agit après les événements, on ne les anticipe pas (pourtant, tous les spécialistes du Kosovo parlaient de l' "inévitable indépendance" de la province et d'une auto-proclamation devant l'échec de négociations peu actives...). Enfin, la récurrence des violences interethniques dans la ville de Mitrovica pose la question de l'efficacité de la présence internationale et d'une bonne identification des réels enjeux géopolitiques urbains.



Ces quelques éléments répondront, je l'espère, aux pistes de réflexion lancées par Olivier Kempf, sur son blog Etudes Géopolitiques Européennes et Atlantiques. Son blog, très intéressant, est d'ailleurs à (re)découvrir, notamment pour les nombreuses réflexions menées en termes de géopolitique, ses articles sur la géographie militaire, et sa relecture quasi-quotidienne, chapitre par chapitre, de l'ouvrage De la guerre de Clausewitz, qui analyse et éclaircit cet ouvrage de référence sur les rapports entre la politique et la guerre.


Note : les schémas ici proposés sont issus de mon mémoire de maîtrise Les opérations militaires en milieu urbain : le cas de Mitrovica (Kosovo) et celui de DEA Les opérations militaires en milieu urbain : le cas de Mitrovica et de Sarajevo, et ont été présentés lors de conférences et colloques.


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